Pourquoi les réactions face à l’image de plusieurs centaines d’hommes qui meurent en Méditerranée sont la peur, la haine et le rejet alors qu’un seul enfant noyé provoque de la compassion, de la solidarité et de la générosité ?
La mort de plusieurs hommes n’aurait-elle donc pas la même portée émotionnelle et médiatique que celle d’un enfant ?
Bien qu’ils contribuent (in)directement à l’agenda politique, les médias n’ont aucun pouvoir si le public ne les suit pas. En élargissant le champ d’application des études de Dara O’Rourke sur le comportement des consommateurs, on réalise qu’un fait divers touche les gens et les sensibilise surtout si le sujet est connu, reconnaissable et qu’un lien affectif facile peut être tissé avec lui par tout un chacun. On ne se sent pas concerné par un thème qui paraît lointain et étranger à nous ou à notre quotidien.
Pendant des mois, les images de réfugiés masculins du Moyen-Orient sur des bateaux gonflables en pleine Méditerranée provoquaient des réactions sur les réseaux sociaux en Europe, particulièrement violentes et racistes pour certaines d’entre elles.
Soudain, c’est un enfant noyé qui fait la une et les médias titrent «la photo qui fait taire le monde». Une silhouette enfantine inanimée réussit là où des centaines de visages adultes avaient échoués avant elle : à choquer, à toucher et à mobiliser les masses occidentales. Sur les réseaux sociaux, dans les journaux et à la télévision, la crise syrienne a trouvé son visage humain, son ticket vers le coeur du public occidental.
Mais qu’est-ce qui rend les femmes et les enfants fuyant la guerre tellement émouvants et les hommes faisant la même chose si terrorisants ?
Les femmes et les enfants d’abord
Dans un contexte de guerre, la femme est traditionnellement cantonnée au rôle de «victime sans défense», au nom de laquelle les hommes devraient partir guerroyer, afin de la protéger. D'après D.Kumar, c’est le rôle le plus important attribué aux femmes en temps de crise. Il est lui-même souvent combiné à celui de “mère”.
Par extension, les enfants sont donc couplés aux femmes et présentés comme de pauvres êtres sans défense qui souffrent et qui doivent être protégées.
C'est un argument souvent avancé pour motiver les hommes à partir au front et vaincre l'ennemi qui menace leurs femmes et leur progéniture. Ce rôle attribué aux femmes confortent les hommes dans leurs rôles de protecteur, de mâle dominant et fort, si masculins.
Face à un danger, la femme se voit donc traité de la même façon qu’un enfant, alors qu’un homme n’est absolument pas perçu comme un être vulnérable, sauf s’il est vieux ou malade.
Du moment qu’il est en âge de combattre, il se doit de protéger son pays, ses terres et sa famille. Dans l’imaginaire collectif, le rôle de l’homme en période de guerre est très claire : celui de soldat.
Au court de l’Histoire, il était de bon ton de remettre en question la virilité des déserteurs et leur nationalisme. Car un homme, un vrai, ne fuit pas comme une “femmelette”, il combat l’ennemi avec courage et bravoure.
De nos jours, le service militaire est de moins en moins à la mode en Occident. Le maintien de la paix est perçu comme un progrès et la guerre comme une certaine régression. De moins en moins de jeunes hommes souhaitent apprendre à guerroyer et les femmes ont appris à se défendre elles-mêmes. La paix est devenue la norme.
Pourtant, dans les pays où la guerre est aujourd’hui encore une réalité comme la Syrie par exemple, les hommes de tous âges, “mais surtout les plus jeunes, sont considérés comme des combattants potentiels en vertu de leur sexe.
Cette caractérisation démographique signifie que, même si un homme ne porte pas d’armes et n’est pas engagé dans les combats, il est considéré au minimum comme une personne disposée à combattre. Il est donc perçu comme un atout ou comme une menace pour le régime, les mouvements d’opposition ou les autorités des pays d’accueil. Mais il n’est jamais considéré comme un civil neutre au même titre que les femmes, les enfants ou les personnes âgées.”
Le cas syrien
Le cessez-le-feu humanitaire en février 2014 a permis l’évacuation de la population civile. “Alors que les femmes, les enfants et les hommes âgés ont été autorisés à quitter leur quartier, plus de 500 hommes âgés entre 15 et 55 ans ont été détenus dans la ville pour être soumis à un interrogatoire et des contrôles de sécurité.”
L’article de Rochelle Davis, Abbie Taylor et Emma Murphy démontre qu’un homme syrien refusant de prendre les armes, bien qu’il soit idéologiquement opposé au régime, se retrouve face à un choix cornélien : la détention, la torture et la très probable mort ou alors la fuite.
Plus de 4 millions de réfugiés venant de Syrie fuient dans les pays voisins dans l’espoir de revenir au pays rapidement ou par manque d’argent. Près de 95% des réfugiés de cette guerre trouvent refuge en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Irak et en Egypte. Au Liban, une personne sur cinq est un(e) réfugié(e). En Jordanie, le nombre de réfugiés représente 10% de sa population. La Turquie accueille le plus de réfugiés syriens au monde avec près de 1.9 millions personnes.
Les demandes d’asile en Europe ne représentent donc que quelques 5% des réfugiés syriens, soit environ 350'000 personnes à répartir sur une trentaine de pays. De ces 5%, le 50% des demandes se situe en Allemagne et en Suède, ne laissant plus que 3% des réfugiés pour les pays européens restants.
Alors de qui avez-vous encore peur?
Qu’en dites-vous, chers lecteurs, chères lectrices, accueillir 1% d’êtres humains syriens fuyant la guerre, est-ce vraiment si inimaginable ? Aider des femmes et des hommes qui refusent de prendre les armes et qui préfèrent la fuite aux combats armés, est-ce si dangereux ? La priorité donnée traditionnellement aux femmes et aux enfants est-elle encore actuelle ? L’homme d’aujourd’hui est-il toujours un combattant en puissance ou est-ce qu’on peut, de nos jours, être viril et pacifiste? “Fuir” est-ce réservé aux femmes et aux enfants ou a-t-on le droit d’être un homme et d’avoir peur pour sa vie?
Réfléchissons-y…
-.-
Sources :
http://www.rts.ch/info/monde/7063789-les-statistiques-de-l-exode-des-syriens.html
http://www.fmreview.org/fr/syrie/davis-taylor-murphy
http://www.amnesty.ch/fr/pays/moyen-orient-afrique-du-nord/syrie/docs/2015/faits-et-chiffres-la-crise-des-refugies-syriens-en-quelques-chiffres
GOLDSTEIN, Joshua S., « War and Gender: how gender shapes the war system and vice versa », Cambridge Univ. Press, Cambridge, 2001.
O’ROURKE, Dara, « Market Movements – Nongovernmental Organization Strategies to Influence Global Production and Consumption », Journal of Industrial Ecology, volume 9, N°1-2, 2005, pp. 115- 128.
O’ROURKE, Dara, “Outsourcing Regulation: Analyzing Nongovernmental Systems of Labor Standards and Monitoring”, The Policy Studies Journal, Vol. 31, N°1, 2003, pp. 1-31.
KUMAR, Deepa, « War propaganda and the (ab)uses of women. Media constructions of the Jessica Lynch story », Feminist Media Studies, Vol. 4, N0 3, pp. 297-313, 2004.
KUMAR, Deepa et STABILE, Carol A., “Unveiling imperialism: media,
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